Quand un ami
a demandé à saint Séraphim de Sarov de lui expliquer
le Saint-Esprit, le saint ne lui a pas donné
d’explication, mais lui a fait partager une
expérience que son disciple a décrite comme une
« extraordinaire douceur », une « extraordinaire
joie dans tout mon cœur », une « extraordinaire
chaleur » et une « extraordinaire suavité », et qui
est l’expérience du Saint-Esprit ; car, comme l’a
dit saint Séraphim, « quand l’Esprit de Dieu descend
sur l’homme et le recouvre de sa plénitude, l’âme
humaine déborde d’une joie inexprimable parce que
l’Esprit de Dieu transforme en joie tout ce qu’il
touche ».
Tout cela
signifie que nous connaissons le Saint-Esprit par sa
présence en nous, présence qui se manifeste
principalement par une joie, une paix et une
plénitude ineffables. Même dans le langage ordinaire,
ces mots – joie, paix, plénitude – impliquent
quelque chose qui est justement ineffable, qui de
par sa nature même est au-delà des mots, des
définitions et des descriptions. Ils se rapportent à
ces moments de la vie où la vie est pleine de vie,
où il n’y a ni manque ni, donc, désir de quoi que ce
soit, où il n’y a ni angoisse, ni crainte, ni
frustration. L’homme parle toujours de bonheur et,
en vérité, la vie est la quête du bonheur,
l’aspiration à la plénitude. On peut donc dire que
la présence du Saint-Esprit est l’accomplissement du
vrai bonheur. Et comme ce bonheur ne résulte pas
d’une « cause » identifiable et extérieure, ce qui
est le cas de notre pauvre et fragile bonheur
terrestre qui disparaît quand disparaît la cause qui
l’a produit, comme il ne résulte de rien qui soit de
ce monde, et pourtant se traduit par de la joie au
sujet de toutes choses, ce bonheur-là doit être le
fruit en nous de la venue, de la présence et du
séjour de quelqu’un qui lui-même est Vie, Joie, Paix,
Beauté, Plénitude, Félicité.
Ce « Quelqu’un »
est le Saint-Esprit. Il n’y a pas d’icône de lui,
aucune représentation, parce qu’il n’a pas été fait
chair, qu’il ne s’est pas fait homme. Et pourtant,
quand il vient et qu’il est présent en nous, tout
devient son icône et sa révélation, communion avec
lui, connaissance de lui. Car c’est lui qui fait que
la vie est vie, que la joie est joie, que l’amour
est amour et la beauté, beauté, et qui par
conséquent est la Vie de la vie, la Joie de la joie,
l’Amour de l’amour et la Beauté de la beauté, qui,
étant au-dessus et au-delà de toute chose, fait de
l’ensemble de la création le symbole, le sacrement,
l’expérience de sa présence : rencontre de l’homme
avec Dieu et sa communion avec lui. Il n’est pas « à
part » ou « ailleurs » parce que c’est lui qui
sanctifie toutes choses, mais il se révèle lui-même
dans cette sanctification comme étant au-delà du
monde, au-delà de tout ce qui existe. Grâce à la
sanctification, nous le connaissons vraiment, lui et
non un divin et impersonnel Cela, bien que les mots
humains ne puissent pas définir et donc isoler sous
forme d’objet Celui dont la révélation même en tant
que Personne est qu’il révèle chacun et toute chose
comme unique et personnel, comme sujet et non objet,
transforme toutes choses en une rencontre
personnelle avec le divin et ineffable « tu ».
Le Christ a
promis que le couronnement de son oeuvre de salut
serait la descente, la venue du Saint-Esprit. Le
Christ est venu pour rétablir en nous la vie que
nous avons perdue dans le péché, pour nous donner de
nouveau la vie en
abondance (Jn
10,10). Et le contenu de cette vie et donc du
Royaume de Dieu est le Saint-Esprit. Quand il vient,
le dernier et grand jour de la Pentecôte, c’est la
vie en abondance et le Royaume de Dieu qui sont
vraiment inaugurés, c’est-à-dire qui nous sont
manifestés et communiqués. Le Saint-Esprit, que le
Christ a eu de toute éternité comme sa Vie, nous est
donné comme notre vie. Nous restons dans ce monde,
nous continuons à partager son existence mortelle ;
pourtant, parce que nous avons reçu le Saint-Esprit,
notre vraie vie est cachée
avec le Christ en Dieu (Col
3,3) et nous sommes déjà et maintenant participants
du Royaume éternel de Dieu, Royaume qui, pour ce
monde, est encore à venir.
Nous
comprenons maintenant pourquoi, lorsque vient le
Saint-Esprit, il nous unit au Christ, nous fait
entrer dans le Corps du Christ, fait de nous des
participants de la Royauté, de la Prêtrise et de la
Prophétie du Christ. Car le Saint-Esprit, étant la
Vie de Dieu, est vraiment la Vie du Christ ; il est,
de manière unique, son Esprit. Le Christ, en nous
donnant sa Vie, nous donne le Saint-Esprit ; et le
Saint-Esprit, en descendant sur nous et en demeurant
en nous, nous donne Celui dont il est la Vie.
Tel est le
don du Saint-Esprit, la signification de notre
Pentecôte personnelle dans le sacrement de la sainte
onction. Il nous scelle – c’est-à-dire fait, révèle,
confirme – membres de l’Église, Corps du Christ,
citoyens du Royaume de Dieu, participants du
Saint-Esprit. Et par ce sceau, il nous donne
vraiment notre propre identité, ordonne chacun de
nous pour que nous soyons ce que Dieu, de toute
éternité, veut que nous soyons, révélant notre
véritable personnalité et donc notre unique
accomplissement.
Le don est
accordé pleinement, en abondance, à profusion : Dieu donne
l’Esprit sans mesure (Jn
3,34), et : De
sa plénitude, tous nous avons reçu, et grâce sur
grâce (Jn
1,16). Maintenant, nous devons nous l’approprier, le
recevoir vraiment, le faire nôtre. C’est le but de
la vie chrétienne.
Nous disons
« vie chrétienne » et non « spiritualité » parce que
ce dernier mot est devenu aujourd’hui ambigu et
trompeur. Pour beaucoup, il implique une activité
mystérieuse et autonome, un secret qu’il est
possible de percer par l’étude de certaines
techniques spirituelles. Le monde aujourd’hui est le
théâtre d’une quête inquiète de spiritualité et de
mysticisme et, dans cette quête, tout est loin
d’être sain – fruit de cette sobriété spirituelle
qui a toujours été la source et le fondement de la
véritable tradition spirituelle chrétienne. Trop de
sages et soi-disant maîtres spirituels, exploitant
ce qui est souvent une authentique et ardente quête
de l’Esprit, entraînent en fait leurs disciples dans
de dangereuses impasses spirituelles.
Il importe
donc, à la fin de ce chapitre, d’affirmer une fois
de plus que l’essence même de la spiritualité
chrétienne est qu’elle porte sur la vie tout entière.
La vie nouvelle que saint Paul définit comme étant vivre
par l’Esprit et marcher sous l’impulsion de l’Esprit (Ga
5,25) n’est
pas une autre vie et n’est pas un succédané ; c’est
la même vie qui nous est donnée par Dieu, mais
renouvelée, transformée et transfigurée par le Saint-Esprit.
Tout chrétien – qu’il soit moine dans un ermitage ou
un engagé dans les activités du monde – est appelé à
ne pas diviser sa vie en spirituel et matériel, mais
à lui rendre son intégralité, à la sanctifier tout
entière par la présence du Saint-Esprit. Si saint
Séraphim de Sarov est heureux dans ce monde, si sa
vie terrestre était devenue en fin de compte un
lumineux torrent de joie, s’il jouissait de chaque
arbre et de chaque animal, s’il accueillait chacun
de ceux qui venaient à lui en l’appelant « ma joie »,
c’est parce qu’en tout cela il voyait avec
ravissement Celui qui est infiniment au-delà de tout
et pourtant rend tout expérience, joie et plénitude
de sa présence.